Avant, j’étais oppressif.ve. Mais ça c’était avant.
NAN JE PLAISANTE.
Aujourd’hui, on va parler d’une notion très importante dans le féminisme intersectionnel : la notion d’allié.e.s, qui est une notion très controversée.
Et, vous vous en doutez si vous me suivez depuis un moment, plus c’est compliqué plus ça m’intéresse, même si ça veut dire aller décortiquer le fonctionnement d’un rubik’s cube en plein milieu d’un no man’s land pendant que deux armées adverses se tirent dessus.
Bref, aillez confiance, ça va bien se passer !
Astuce : J’ai utilisé un terme qui ne te parle pas ? Peut-être que ce lexique t’éclairera !
En tant que féministe intersectionnel.le, la question de la place des allié.e.s relativement à celle des concerné.e.s me touche directement. En effet, je suis à la fois concerné.e, c’est-à-dire que certaines oppressions me touchent directement (par exemple le sexisme), mais également allié.e, c’est-à-dire que je soutiens des luttes contre des oppressions qui ne me touchent pas directement (par exemple le validisme).
Et, régulièrement, c’est difficile de trouver sa juste place en tant qu’allié.e, parce que les concerné.e.s n’ont pas la même vision du rôle des allié.e.s et donc les mêmes attentes. Et cela, j’ai pu, du fait de mon statut, l’observer à la fois en tant qu’allié.e et en tant que concerné.e.
Du coup, quelle pourrait être la juste place des allié.e.s dans le milieu militant ?
Naturellement, quelle que soit l’oppression dont il est question, c’est toujours la parole des concerné.e.s qui doit primer (puisqu’iels sont les personnes qui savent le mieux ce qui est bon pour elleux), et cette réflexion n’a aucunement le but de remettre en cause cette pondération. Par ailleurs, vous constaterez que je ne parle depuis le début que de lutte contre des oppressions systémiques, et c’est dans ce sens uniquement que je parlerai de militantisme dans cet article.
Vous êtes confortablement installé.e.s ? Alors c’est parti !
Il y a quelques jours, quand j’ai demandé à un ami sensibilisé et s’impliquant régulièrement dans le milieux militant si il se considérait comme allié, il m’a expliqué qu’il refusait d’utiliser ce terme car il était devenu très péjoratif. Ce qui, sur le coup, m’a fait réfléchir : comment un terme désignant une personne allant dans notre sens et en qui on peut avoir confiance pouvait devenir péjoratif ? C’est ce que nous allons détailler tout de suite.
L’un des points les plus évidents, c’est que les allié.e.s n’étant, par définition, pas concerné.e.s directement par les oppressions, iels ne peuvent pas comprendre directement l’aspect problématique de certaines situations évoquées, vont mettre du temps à être déconstruit.e.s, et pendant ce laps de temps risquent d’avoir des comportements problématiques au contact des concerné.e.s, par exemple en utilisant des mots oppressifs, en monopolisant par habitude l’espace de parole, etc.
Un autre problème souligné régulièrement, c’est la question des faux.sses allié.e.s, ces personnes qui feignent de s’intéresser à une oppression pour d’autres raisons que leurs convictions et/ou empathie. Ces personnes, dans le meilleur des cas, utilisent le militantisme comme moyen d’obtenir de la reconnaissance sociale de la part de concerné.e.s et/ou de non-sensibilisé.e.s et, dans les pires cas, cherchent à obtenir des informations sur les militant.e.s pour les utiliser à mauvais escient. Dans tous les cas, le militantisme apparaît pour elleux comme un moyen d’obtenir quelque chose et non-pas comme une nécessité. Je ne m’épancherai pas sur ces cas, dans la mesure où autant je pense qu’il est possible d’inclure du militantisme dans des projets autres (par exemple faire un blog de cuisine où l’on s’adresse à ses lecteurices au neutre), autant à partir du moment où la personne a un intérêt feint pour le militantisme ce n’est pas, à mes yeux en tout cas, un.e allié.e.
De plus, il est extrêmement frustrant de voir que, du fait de la façon oppressive dont la société fonctionne, lorsqu’un.e allié.e parle publiquement de l’oppression en question, son audience s’empresse de lui donner du crédit et de lae féliciter pour son ouverture d’esprit, là où un.e concerné.e est en général décrédibilisé.e et considéré.e comme extrémiste. (C’est d’ailleurs un des éléments qui peut motiver les faux.sses allié.e.s mentionné.e.s précédemment)
Par ailleurs, pour certain.e.s concerné.e.s, l’idée d’inclure dans les luttes des non concerné.e.s est perçu comme une forme de dépendance : ce serait vouloir dire que les concerné.e.s seul.e.s ne sont pas capables de se débrouiller et auraient, une fois de plus, besoin de l’aide des oppresseur.euse.s pour arriver à leur fin. Cette réaction est d’autant plus vive que, par définition, les personnes dominantes mais peu sensibilisées à une oppression se sentent souvent plus légitime à donner leur avis sur un cas d’oppression a priori, alors que, comme mentionné précédemment, iels ne peuvent pas toujours comprendre l’ensemble des enjeux sociaux et émotionnels qui se jouent.
C’est donc l’ensemble de ces éléments qui mène à un manque global de confiance et de patience vis-à-vis des non concerné.e.s en général, et plus particulièrement aux personnes qui se disent allié.e.s. On en arrive ainsi à l’injonction souvent faite à ces dernier.e.s : «Tais-toi et écoute les concerné.e.s».
Or, si cette injonction constitue une première étape incontournable pour toute personne se revendiquant ou, en tout cas, se voulant allié.e, elle ne peut se suffire en elle-même à mes yeux.
En effet, plus j’analyse les arguments ci-dessus ainsi que les allié.e.s autours de moi, plus je réalise que si de nombreux points sont légitimes et à prendre fortement en considération, un certain nombre de ces propos sont toutefois contestables.
Déjà parce que si les allié.e.s sont, certes, problématiques et nécessitent une déconstruction, c’est aussi le cas des concerné.e.s, ce qui est fréquemment négligé. En effet, le fait d’être concerné.e par une oppression ne fait ni de nous des spécialistes, ni des gens instantanément déconstruit.e.s. Par exemple, en tant qu’assigné.e fille et féministe, je me sens actuellement plus compris.e et en sécurité avec certains alliés qui se trouvent être des hommes cisgenres hétérosexuels qu’avec d’autres femmes, qui peuvent avoir des propos misogynes, faire du slutshaming, etc. Certes, ces dernières sont plus concerné.e.s par le sexisme, mais au final ce sont ces hommes qui restent plus déconstruits.
De plus, en considérant le point précédent, on en arrive facilement à la conclusion qu’il y a un problème si on limite le rôle des allié.e.s à « se taire et écouter les concerné.e.s ». Et ce problème c’est que justement, il existe de nombreux.ses concerné.e.s qui ont des avis différents et des niveaux de déconstruction différents. Il est donc illusoire d’attendre des allié.e.s de se contenter d’écouter, puisque selon les concerné.e.s, iels entendront tout et son contraire. Ainsi, «écouter les concerné.e.s» peut vite vouloir dire «ne jamais prendre parti car il y aura toujours une personne concerné.e dans chaque camp», ce qui est assez ironique quand on considère le fait que l’une des citations que j’ai le plus lu et entendu dans mon cercle féministe intersectionnel est le fameux «Si vous êtes neutre en situations d’injustice, vous avez choisi le camp de l’oppresseur. Si un éléphant a le pied sur la queue d’une souris et que vous vous prétendez neutre, la souris n’appréciera pas votre neutralité.» de Desmond Tutu.
Il est également important de prendre en compte que dans un certain nombre de luttes (je pense notamment aux LGBT+), celleux qui, a priori, semblent et s’identifient elleux-mêmes comme allié.e.s peuvent s’avérer être des concerné.e.s qui soit ne souhaitent pas s’outer, soit n’en ont pas encore conscience pour des raisons qui ne regardent qu’elleux.
Par ailleurs, les allié.e.s peuvent apporter des éléments nouveaux au luttes militantes, justement du fait qu’iels ne sont pas concerné.e.s. En effet, iels ont vécu une autre facette du système oppressif, avec des injonctions différentes, et donc une façon différente de percevoir les choses, qu’il s’agisse d’éléments oppressifs ou non [et faut tellement que je finisse mon article sur le sujet !]. Ainsi, pouvoir discuter avec des allié.e.s permet de mieux cerner comment la société façonne les oppresseur.euse.s dans leurs façon de pensée, et ainsi d’adapter son discours pour être mieux compris.e.s de celleux-ci.
De plus, les non-concerné.e.s bénéficient effectivement, de par la nature même du système oppressif, d’un espace de parole augmenté et d’une crédibilité accrue par rapport aux concerné.e.s. Ces deux éléments peuvent effectivement être mis à disposition par elleux pour relayer plus facilement des valeurs militantes auprès de personnes non sensibilisées/non déconstruites, et donc n’ayant pas encore le réflexe d’aller directement écouter les concerné.e.s (qui, je le rappelle, sont souvent considéré.e.s par ces personnes comme trop extrémistes). Ce qui, en prenant en compte le fait que, justement, les allié.e.s ont une façon différentes de percevoir les éléments oppressifs, peut être valorisé dans le sens où les allié.e.s peuvent alors proposer une formulation différente, qui parlera peut-être plus à certain.e.s que le feraient certain.e.s concerné.e.s.
C’est d’ailleurs pourquoi, tant que le propos est juste (c’est-à-dire qu’il ne relaye pas de valeurs contraires à ce qu’il prétend, par exemple un homme qui dénoncerait le harcèlement de rue – ce qui est cool – en se justifiant par « les femmes sont de pauvres créatures qu’il est de notre devoir d’hommes virils de protéger » – ce qui est moins cool) et relaye la parole de concerné.e.s (par exemple en renvoyant les lecteurices à des média produits par des concerné.e.s), je ne vois pas en quoi il serait justifié de reprocher à un.e allié.e d’avoir pris la parole, voire pire, d’être écouté.e.s/lu.e.s/etc. En effet, si les allié.e.s ont une meilleure crédibilité que les concerné.e.s, ce n’est en aucun cas leur faute mais celle de la société qui a formaté leurs lecteurices/auditeurices/interlocuteurices/etc à leur donner plus de crédit qu’aux concerné.e.s.
Cela rejoint d’ailleurs mon point sur le fait que certain.e.s revendiquent que les concerné.e.s n’ont pas besoin des allié.e.s. Oui, effectivement, nous n’en avons pas besoin dans l’absolu. Après, si les allié.e.s peuvent venir grossir les rangs de nos manifestations, amplifier nos voix, éduquer leur entourage et ainsi accélérer nos luttes, personnellement je ne vois pas de raison de refuser et, honnêtement, j’ai l’impression qu’il y a parfois derrière la violence de certaines réactions des questions d’égo. Je dis bien parfois car, comme mentionné auparavant, il est indéniable que de très nombreux.ses personnes non-concerné.e.s se permettent souvent de prendre de haut les concerné.e.s et de présenter comme des solutions évidentes et miraculeuses la première idée qu’iels ont quand confronté.e.s à un problème dont iels ne connaissent qu’un dixième des enjeux. Et que, on est bien d’accord, celleux-là on a tou.te.s envie de leur lancer des tomates.
Enfin, à long terme les allié.e.s pourraient jouer un rôle essentiel dans le militantisme. En effet, en sensibilisant leur entourage, en expliquant les bases des mécanismes oppressifs (culture du viol, colorisme, vocabulaire militant…), iels enseignent aux personnes non sensibilisé.e.s les termes et notions de base pour s’intéresser à ces oppressions et s’adresser correctement aux concerné.e.s (type genrer correctement une personne trans, pas faire de mansplaining, etc…), et diminuent ainsi la charge de travail des concerné.e.s. C’est un peu comme les prof de SVT niveau collège et les chercheur.euse.s de renommée internationale en biologie, les deuxièmes n’ont pas besoin des premier.e.s, la plupart du temps iels avancent mieux en restant entre eux (d’où la nécessité d’espaces de parole non-mixtes), mais sans les deuxièmes iels perdraient leur temps à expliquer à leurs interlocuteurices que « non, une limace n’est pas un insecte » au lieu d’interagir avec des personnes aillant déjà un socle de connaissances suffisant pour avoir une conversation mutuellement bénéfique.
Pour conclure, je pense que si il est extrêmement compliqué de, parfois, choisir de faire confiance à des personnes qui n’ont jamais vécu les mêmes oppressions que nous, les allié.es peuvent offrir aux concerné.e.s plus de visibilité à la fois en terme d’idées (en faisant de la pédagogie, en réexpliquant les concepts différemment) et de personnes concerné.e (en renvoyant systématiquement les interlocuteur.ice.s à des documents et des personnes concerné.e.s) et, à terme, veiller à ce que les concerné.e.s ne soient entouré.e.s que de personnes un minimum sensibilisé.e.s à la cause. Ce qui, en soit, permettrait aux concerné.e.s de consacrer moins de temps à réexpliquer les bases et plus de temps à échanger, se déconstruire, trouver des solutions. Ce qui, schématiquement, donnerait des cercles d’échanges militants concentriques, où les concerné.e.s ne seraient peu voire plus soumis.e.s au contact avec des non-sensibilisé.e.s.
Toutefois, même si je pense avoir démontré l’utilité des allié.e.s, il est également important à mes yeux d’enfoncer une porte entrouverte afin de rappeler que non, les concerné.e.s n’ont aucune obligation d’expliquer quoi que ce soit, que ce soit à un.e personne qui n’y connaît rien, à un.e allié.e ou à un.e concerné.e. Même si je suis convaincu.e de l’importance des allié.e.s et suis prêt.e à faire de la pédagogie pour parvenir à cet objectif, chaque concerné.e est différent.e. Vous avez le droit de ne vouloir n’être entouré.e que de personnes concerné.e.s dans votre cercle militant : on en chie déjà beaucoup dans la vie de tous les jours, et mon propos ne vise en aucun cas à décider à la place d’autres quel entourage iels doivent avoir. Vous avez le droit de ne pas vouloir être pédagogue, ou uniquement à certains moments. En revanche, n’oublions pas qu’à la base, nous militons pour un monde plus respectueux et que cela implique aussi de respecter les allié.e.s, même lorsqu’on ne souhaite pas les inclure dans notre façon personnelle de militer.
Et vous, concerné.e.s, quel comportement adoptez-vous vis-à-vis des allié.e.s ? Qu’attendez-vous d’elleux ?
Et en tant qu’allié.e.s, comment vous placez-vous vis-à-vis des concerné.e.s ?
« Cet homme engagé exprime avec honnêteté, et même décontraction (..) qu’il sait parfaitement qu’il risquerait de perdre beaucoup [s’il vivait à partir d’une position vécue féminine], mais cette idée abstraite ne semble pas du tout faire écho avec sa vie concrète. Il y là un parfait exemple de la façon dont les hommes peuvent s’approprier la thématique du genre, y consacrer temps et énergie, des années durant… sans pour autant faire résonner les analyses féministes de façon incarnée ». Léo Thiers-Vidal, De l’Ennemi principal aux principaux ennemis, L’harmattan 2010, p.256.
Selon moi, les alliés doivent travailler dans leur propre classe, augmenter le nombre d’allié.es et faire baisser la résistance des oppresseurs. Mais ils doivent être déconstruits et coachés s’ils veulent échapper à « l’entre-soi » et s’ils veulent ne pas faire écran aux opprimées/és . Souvent on rencontre des faux alliés qui veulent dénaturer et banaliser des mouvements, parlant d’égalité pour féminisme, etc.
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